Tuer le père. Suivre la trace de la blessure en forme de cratère vers un sépulcre. Sentir le sang. Chercher le corps du père habitant la putréfaction à l’intérieur d’un autre corps comme un Jonas en suspension. Une métastase tropicale condamnée à l’éternel retour. Tuer le mauvais père, le rêve latent de tuer tous les pères chaque jour. La fascinante ombre patriarcale chasse tout au bord de la maison. Rêver du corps d’un père démembré, nommer un corps que la terre a avalé. Faire du silence un mantra.
*
Le premier long métrage du réalisateur bogotanais Andrés Ramírez Pulido : La Jauría, est un tronc au milieu de la route du panorama cinématographique colombien récent. Le réalisateur de El Eden (2016) présenté à la Berlinale et Damiana (2017) en Compétition officielle à Cannes s’est éparpillé sur le chemin de la forme et du fond, inquiétants symboles qui oscillent entre l’oubli et la menace permanente : Les ruines, une jeunesse tremblante, palimpseste du codex de la violence d’état sur le corps exploité, le paysage comme architecture du trauma, la doctrine régulatrice du comportement comme manufacture de sujets nécro-politiques dissolus (les monstres marginalisés de Sayak Valencia, obéissants à la masculinité hégémonique, capitaliste et hétéro-patriarcale).
Dans La Jauria, Pulido n’offre pas un simple vestige de la synthèse de ces éléments mais les étend à de nouveaux feux, jusqu’à ce que les paumes brûlent. Dans l’ampleur de la composition de ses plans se révèlent des présences déracinées qui nous font penser aux soldats traumatisés par la guerre de John Huston dans Let There Be Light (1946) ou à l’assassin élaboré par Nuri Bilge Ceylan dans Il était une fois en Anatolie (2011) qui tente de guider la police jusqu’à l’endroit où il a enterré le corps de sa victime.
**
Eliú, le jeune condamné, erre dans la prison au milieu du marigot, un endroit qui ressemble à la colonie pénitentiaire d’Araracuara dont parlait Germán Castro Caycedo. Tel un personnage de Di Benedetto, hors du temps, nettoyant avec les autres détenus une piscine éternellement polluée (comme pour faire une morphologie des bassins abandonnés dans les films de Ramirez Pulido). L’arrivée brutale d’El Mono, avec qui il a commis le crime qui l’a jeté dans le centre pénitentiaire de la jungle, évoque chez Eliú une atmosphère raréfiée de corps sans nom et la légende d’un Seigneur invisible qui rôde dans le paysage psychique et physique du jeune homme déraciné.
Pulido élargit les explorations ritualistes, correctives et panoptiques déjà creusées dans Damiana mais les poussant jusqu’à leurs ultimes conséquences dans La Jauria. Laura Chelfi, Gilles Marsalet et Victor Praud ont construit dans le détail un paysage sonore angoissant. La texture sonore de la prison se déplie à nos tympans comme une soie vénéneuse. Les dialogues épars des prisonniers et des gardiens s’entrelacent avec les stridulations des grillons. La profondeur du silence se construit à partir de l’empreinte obsédante que laisse la violence derrière elle. Dans cet enfer d’hommes détruits, une chanson de Leonardo Favio résonne comme un coup de feu. La photographie prodigieuse de Balthazar Lab, caméraman attitré des Dardenne, aide à plonger dans la gueule du Léviathan. Un pictorialisme loin de toute prétention qui fait de la composition des corps et des espaces une question de rythme et de foi. Même pour la conjuration du sinistre il faut avoir la foi.
La lumière brûle éternellement la prison pendant les jours sans trêve et l’avale durant les nuits. Elle déglutit le peu de lucidité des hommes et les crache sous forme de démons qui meurent et réapparaissent comme des silhouettes dans les brumes d’un nouveau jour. Pulido a construit un purgatoire artificiel sans régime temporel ni rationnel. Sa prison est une immense couverture qui nous recouvre. Peut-être la cage thoracique du père décédé ? Peut-être Eliú et El Mono ont-ils effectivement assassiné la bonne personne.