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PACCPA10 Un Varón

La douleur d’un homme – A propos de Un Varón de Fabián Hernández

Écrit par Alejandra Meneses

Traduction par Vincent Patouillard

Septembre 2022

Un varón est le premier long métrage du réalisateur colombien Fabián Hernández, dont la première a été présenté lors de la 75ème édition du Festival de Cannes en 2022. Hernandez y dépeint un fragment de la jeunesse dans le centre de la capitale. Les localités Mártires et Santafé sont des lieux où lui aussi a grandi et où il a vécu des situations similaires à celles de Carlos, le protagoniste du film. Un varón se penche une fois de plus sur la violence urbaine, mais en ouvrant cette fois les portes du dialogue et du débat sur les stéréotypes construits autour de la masculinité.

D’abord c’est l’abandon,
ou l’absence.
Pas de père, pas de mère, pas de maison,
Seule la vie vécue dans le dénuement.
L’avenir est une image étrangère.
Le présent est réaction,
action-réaction,
survivre dans cet enchaînement d’événements.

Il y a la rue,
ou le risque d’y vivre,
où la seule chose qui a de la valeur est la parole.
Si vous n’avez rien,
votre parole promet et paie les dettes.
Si tu n’es pas en mesure de payer
et parais faible,
la rue te ronge,
elle te transperce de ses tentacules.
Montre-toi dur.
N’aie pas peur.
Montre de quoi tu es fait.
Aie du discernement.
Sois un homme.

L’homme ne peut pas pleurer sous les feux croisés. Pour aucune raison il ne se laisse humilier. S’il faut se faire tuer, il prend le risque, mais d’abord en surgissant de face. L’homme réagit debout, sans cerveau et sans cul, comme les poupées en plastique. C’est un être sans larmes, mais avec discernement.

Son jugement est fait de décombres. Si la ville est en ruines, le quartier en ruines, la famille en ruines, la maison en ruines et le corps en ruines, il reste le jugement de pierre. Comme la pierre, son cœur refroidit et avec les coups, il se fragmente. Personne ne sait ce qui se cache sous ce jugement.

À un corps maigre et sans muscles, comme celui d’une petite fille, on donne une fessée. C’est pourquoi l’homme doit s’exercer ; il doit savoir tenir une arme, garder les yeux ouverts, tirer et s’en sortir indemne. Un homme se construit avec peu de tendresse et beaucoup de vengeance. Ses raisons ont le poids et la dimension de la rancœur, de la justice par soi-même, de la réponse immédiate, sans place pour le doute.

Et s’il n’a pas d’argent ? Il rejoint une bande. Et si sa mère est en prison ? Les descentes de la bande l’aident à économiser l’argent. Et s’il est seul ? La bande le soutient.

Si son corps lui fait mal ? Il se tait. S’il ne veut pas être un homme ? Il se tait. Si la mère et la sœur lui manquent ?…

La rue est pleine d’hommes qui tournent en rond et blessent,

Y a-t-il un moyen de s’échapper ou de changer de direction ?

Le « varón », survivant de la rue, est peut-être la forme masculine la plus dure du patriarcat : sa possibilité de choisir répond tout de suite. Il n’a pas le temps de penser à comment être un autre, même si cet autre correspond à son désir intérieur.

Parfois, furtivement, son désir intime devient une autre image et une autre facette du film apparaît. Quand l’homme retrouve ou découvre ses propres larmes, son autre moi se manifeste. C’est l’image de la peur, de l’homme menacé. C’est à son tour l’image de l’humain, notre propre reflet fragile dans le miroir. La douleur et le besoin de réconfort. La société semble exiger la présence du bandit comme partie de sa structure mécanique, comme intrant pour la production du capital. Mais le garçon, au milieu de tout, tente de résister à sa condamnation.

Une voix lui murmure à l’oreille :

« Le drame commence
Je sors du lit
Je me brosse les dents
Et regarde le soleil se lever
J’allume une bougie avec beaucoup de précaution
Et dehors, j’écoute le quartier sans savoir qui va mourir
C’est que le destin n’est pas écrit
Nous l’écrivons nous-mêmes
C’est à nous d’écrire le destin
Et même si la vie est dure
Et que le gouvernement l’aggrave
C’est à nous de décider
Il y a des jours, quand je traverse le quartier
En pleine fusillade, il est après moi
Si je me déteste parfois d’être en vie
Et perds espoir, il est après moi
Si je m’égare et perds la foi
A mi-chemin, l’ange me dit :
“Lève-toi et affronte
La vie parce que tu es né pour survivre.” »

Ce murmure est sa propre voix et celle des survivants de la rue. Pendant un instant, son chant à l’unisson devient cri et demande, force protectrice, cœurs liés, battants. Mais de l’instant fugace on passe rapidement à la ville en ruines.

Le jeune homme, endormi dans son corps de mâle, erre jusqu’à rencontrer d’autres jeunes déguisés en mâles. Un autre instant intime se manifeste. Leurs corps se rassemblent autour du feu. En silence, les flammes illuminant leurs visages égarés, apparaissent à leur place les enfants abandonnés, introspectifs, peut-être résignés, ou complotant une issue au bord de l’abîme. Personne ne les voit, eux-mêmes ne se regardent pas, ils ne connaissent pas leurs noms, ils n’aspirent qu’à la tranquillité au milieu du bruit.

Le garçon doit décider s’il doit tuer ou mourir. Son portrait est-il intemporel ? N’est-il qu’un sujet de plus sans avenir ? Une image recyclée, sans fin ? Au milieu de l’obscurité, le garçon court avec fureur. Quand l’aube viendra-t-elle ? Non pour survivre, mais pour vivre dignement. Se fatiguer et enfin s’arrêter. Pleurer et remettre le désir intime sur pied, soutenu entre les mains ou dans la bouche, et le lancer sans crainte dans le monde. Après l’obscurité, revenir enfin à la tendresse, au refuge, au foyer.