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Regard expérimental sur la société colombienne, un film en marge, un film en marche!

Écrit par Nubia Rodriguez Gomez

Octobre 2019

Pour rompre avec la standardisation du cinéma, des formats et des schémas classiques, le 7ème Panorama du Cinéma Colombien a dédié une journée au cinéma expérimental. C’est une invitation hors des sentiers battus, où seront explorées tant la liberté de la création que celle de la perception. Tour à tour, ou simultanément, sont interrogés les voies de l’abstraction, la reprise d’images, le collage, les nouveaux codes narratifs, la fragmentation des espaces et la dilatation du temps. À travers une série de drames ruraux et urbains, six récits visent à refléter à l’écran le portrait d’une Colombie intime. Le quotidien, les espaces anonymes, la nostalgie, la pénibilité, l’imprévisible, sont les axes principaux des différents scénarios. Les films sont centrés, en grande partie, sur l’histoire mnémonique : la mémoire extériorisant une tension entre souvenir et oubli.

Images et compositions sont alors appréciées dans une autre perspective moins rationnelle et plus sensible. Dans El Sonido de la luz, lors d’un voyage dans les profondeurs de la mémoire, Santiago Forero et Nicole Prieto confrontent Pablo à de nouveaux changements dans sa vie, générés par la perte de sa vue et la dégradation de son audition. Ceci le pousse à explorer à travers ses souvenirs, les différentes expériences qui ont transformé sa façon de percevoir la réalité. Mémoire, nostalgie et expérimentation se mélangent entre reconstruction d’images et de sons du passé. Une sorte de synesthésie qui permet de regarder ce film en exploitant ses sens : la vue et le toucher.

L’œil se penche également sur les rythmes et les mouvements dans Maria de los estereos de Eugenio Gomez. Tandis que la marée monte et descend, Maria, habitante de la mangrove, tâtonne dans la boue à la recherche de pianguas (mollusques) déterrant au passage des souvenirs. La mangrove, jadis lieu de prédilection pour la pêche et la collecte de coquilles, est à présent un cimetière pour ceux qui refusent de quitter son territoire. Présent et passé se confondent à partir d’un récit singulier et du chant dérangeant de ses amis décédés qui continuent à chercher des coquillages.

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TELEPATINA, EL SUEÑO DE LA RANA Carlos de Armando Castillo

De la même manière on retrouvera dans le film d’animation de Carlos Armando Castillo une liberté jaillissante de formes et de rythmes utilisés comme point de départ pour questionner la thématique centrale de son travail. Telepatina : el sueño de la rana narre l’histoire d’une minuscule grenouille de l’espèce des dendrobates. Prélevée comme échantillon de terrain, un scientifique souhaite isoler le principe actif du yagé, substance au pouvoir hallucinogène. La grenouille est soumise à un test rigoureux qui dépasse la fragilité de son corps. Un rêve devenant cauchemar entraîne la grenouille dans un tourbillon impossible qui nous rappelle l’urgence de repenser notre place dans la nature.

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EL LABERINTO de Laura Huertas

D’autre part, El Laberinto de la réalisatrice Laura Huertas Millán déconstruit l’accord tacite existant entre récit et personnage. Les différentes séquences ne sont pas articulées les unes aux autres proposant ainsi un récit sinueux ponctué par une narration en off. Cristobal Gomez ancien membre d’un puissant cartel, raconte la vie excentrique d’Evaristo Porras, un célèbre baron de la drogue qui a fait construire une réplique de la villa de la série télévisé Dynastie au milieu de la forêt amazonienne. El Laberinto, se plonge dans la réalité des années 80, souvenir d’une époque à travers des séquences énigmatiques qui passent du concret à l’abstrait, en explorant les labyrinthes mentaux quasi hallucinatoires du narrateur.

Par une séquence de quelques minutes qui privilégie le flou et les jeux de confrontations, le film d’animation, Transmigrations de Juan Rueda, explore un parallèle nostalgique entre deux univers que tout oppose. Un chasseur natif de la forêt amazonienne et un usager du métro parisien échangent leur place. Chacun devra s’intégrer au monde nouveau qui l’entoure. Cela ne réduit ni n’altère pour autant, la réalité qui est relatée.

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ESFERODROMO de Nicolas Consuegra

Enfin, dans un autre film à caractère intimiste, l’étrangeté radicale des événements met en jeu les habitudes de regard et perturbe le spectateur, ne pouvant pas anticiper ce qui va se passer. Esferodromo, un film de Nicolás Consuegra, porte un regard sur les parieurs d’un établissement de jeu de hasard clandestin du centre ville de Bogota. L’entrée dans l’espace s’opère de manière fragmentaire : des découpes se reflètent au travers de miroirs géométriques, des dialogues entre silences interrompus et bruits de fond qui rendent à l’immédiateté de l’image une abstraction sensorielle. L’existence d’un double registre met en avant deux récits parallèles : la réalité et l’étrangeté. La caméra oscille alors entre ces deux espaces :tout d’abord celui de la simple réalité et dans un second temps, un autre espace qui semble méditer sur les ruines de la mémoire, sur les fictions qui émergent de ce qui est vu et de ce qui est entendu. C’est dans ce mouvement, dans ce voyage entre espaces que réside la particularité du film.

Le singularité des images de toutes ces productions ne répond pas à une économie de la rentabilité, ce qui prime est cet affranchissement émancipé des impératifs hérités du cinéma. Cette journée non seulement souligne l’immense créativité des cinéastes, mais aussi la nécessité de diffuser de nouvelles compositions cinématographiques, de changer les paradigmes de la vie quotidienne. Cette liberté des formes totalement éloignées des aléas du circuit commercial permettra d’immerger les spectateurs dans des projets audiovisuels innovants et décalés. Diffuser le cinéma expérimental c’est permettre de repenser nos modes de perception, c’est une provocation à l’encontre d’un système des représentations dominant. Aborder le cinéma en marge, c’est aussi oxygéner le panorama actuel et rendre visible des propositions plus risquées. Mais surtout aller à la rencontre d’un public mû par la curiosité ou le désir de vivre de nouvelles sensations visuelles et sonores.