La forêt d’Estonie est peuplée d’arbres parfaitement alignés, comme autant de bâtons de stabilité, d’une irréprochable régularité. En s’y promenant, la mère d’Eeva se fourvoie complètement sur ce que peut être cette lointaine Colombie où Lauri, son fils toxicomane, a disparu. L’ordre propret de l’Estonie n’a rien de commun avec le paysage débridé de la Colombie, et encore moins avec la jungle urbaine de Bogotá ou de Cali. “Ici ce n’est pas Talinn“, tente d’expliquer Eeva à sa mère qui l’a envoyée à Bogotá pour tenter de retrouver son frère. “C’est une ville chaotique, énorme.“
Paradoxalement, ce contraste brutal va conduire la jeune femme sur la voie d’une révélation finale. À la quête d’un proche disparu se substituera une nécessité plus impérieuse, après tout : celle de s’affranchir de ce qui n’a plus de sens et de mettre un point final à la tyrannie du lien familial.
« À la quête d’un proche disparu se substituera une nécessité plus impérieuse, après tout : celle de s’affranchir de ce qui n’a plus de sens et de mettre un point final à la tyrannie du lien familial. »
La pérdida de algo de sentido (A loss of something ever felt) est le récit documentaire et intime d’un déshabillage en règle. Le réalisateur colombien Carlos E. Lesmes, qui vit en Estonie, a construit son œuvre sur une histoire vraie, et filme comme un documentariste la famille, les autorités et les travailleurs sociaux, absolument magnifiques, qui aident cette famille étrangère à chercher le fils disparu quelque part en Colombie.
Carlos E. Lesmes a pourtant un autre projet que celui de retracer, cliniquement, une enquête sur une disparition. Son film n’est pas un plaidoyer cherchant à émouvoir le spectateur sur le drame de la dépendance, ni même sur les conditions sociales qui précèdent et accompagnent ce drame. Évidemment, il met à nu la réalité sociale de la toxicomanie dans son pays, la Colombie, ses gueules cassées et les décors sordides qui abritent cette misère humaine.

Mais le réalisateur veut explorer plus avant la vérité cachée derrière les yeux bleus azur et le visage lisse d’Eeva, exhumer les non-dits, les souvenirs amers, les failles, le trop-plein, l’étouffement. Dans son film, le toxicomane absent est un personnage en creux qui sert de révélateur à des douleurs enfouies, à la névrose familiale. Et peut-être à la reconstruction du personnage principal, Eeva. C’est pourquoi Lesmes ausculte les ravages que produit l’addiction d’un individu sur toute une famille, un aspect trop souvent oublié dans la chronique de la toxicomanie. Le crack fait craquer tout le monde, celui/celle qui le consomme et ceux qui entretiennent le mal en croyant sauver le malade. La mère d’Eeva est un exemple frappant de cette morbide spirale. Le monde tourne autour de la dépendance du fils, Lauri, et le visage d’Eeva, fermé, atone, retient tous les sentiments contradictoires que cette dépendance inspire. Comment vivre debout, comment rassembler les morceaux de soi alors que l’on subit par procuration le destin brisé d’un frère ?
De fil en aiguille, Lesmes décortique, à petites touches, les enchaînements pervers d’une histoire familiale, ces jalons nauséeux qui ont fait basculer un individu vers l’abîme de la drogue. Une aïeule toxique, une mère débordée, une sœur en quête d’amour, un pays trop étroit. Le cocktail détonant qui explose dans la tête et fracture des vies pour toujours.
La pérdida de algo de sentido n’apporte pas de réponse, ne tire pas de conclusions, s’en tenant à la technique documentaire et à une caméra resserrée sur le visage d’Eeva et au témoignage ou aux confessions de la jeune femme, délivrées petit à petit, comme si Carlos E.Lesmes avait progressivement gagné sa confiance. Le cinéaste nous offre ainsi un beau portrait de femme, le portrait d’une femme-otage qui, à des milliers de kilomètres de chez elle et dans un pays si différent du sien, mettra le mot de la fin sur sa douloureuse histoire.