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PACCPA10 Mis dos voces

La distance entre deux voix

Écrit par Juliana Arana

Programmatrice et responsable de gestion culturel

Traduction par Sabine Grandadam

Septembre 2022

MIS DOS VOCES
Lina Rodríguez
Colombie, Canada / 2022 / 68′


Dans Mis dos voces, premier long-métrage documentaire de Lina Rodríguez, la réalisatrice nous invite à rencontrer trois femmes immigrées, dont la cinéaste juxtapose avec doigté des fragments respectifs de leur intimité. En regardant ce film qui joue avec la proximité des gestes, des objets, j’ai pensé au livre La poétique de l’espace, de Gaston Bachelard. L’auteur y écrivait notamment : Mettre n’importe quoi, n’importe comment, dans n’importe quel meuble, marque une faiblesse insigne de la fonction d’habiter.[1]Gaston Bachelard, La poétique de l’espace. Éditions PUF, ed.2020, 416 pages

L’espace visuel de Mis dos doces est délimité par une lentille qui s’approche de très près, comme si l’on parcourait lentement un espace du regard, détaillant objets et gestes quotidiens : tableaux, nappes, armoires et coffres, ou encore colliers, menus objets de collection…Des pieds qui se frôlent, des mains qui plantent, peignent des cheveux, tressent, encore des pieds, qui dansent, encore des mains, dans la vaisselle. 

L’espace sonore est habité alternativement par trois voix, trois voix de femmes qui évoquent des souvenirs d’enfance, de violence ambiante, de maltraitance familiale. Trois voix de femmes qui ont émigré et racontent comment recommencer à zéro, tout laisser derrière soi, sans réussir à se couler dans le moule. Qui racontent aussi la rencontre de l’autre, le changement qui s’opère, le nouvel apprentissage, la prise de décision, comment se ré-approprier une voix, se réconcilier avec la vie, ne plus avoir peur. Ce sont les voix de mères, immigrées et travailleuses, qui parlent de leur relation au travail, à la maternité, à la langue étrangère et à la communication, de leur rapport à la culture, à l’identité, au temps et à la distance. 

L’une de ces voix dit : “Une partie de nous est toujours là-bas. Nous avons deux voix, l’une qui parle espagnol et l’autre anglais, tu peux remarquer comment ton intonation change d’une langue à l’autre.“ J’ai pensé à ma propre émigration. Quelqu’un m’a un jour demandé si j’avais le mal de mon pays, la Colombie. J’aurais dû répondre par oui ou par non, mais j’ai expliqué que l’essentiel de mon activité actuelle avait un lien avec la Colombie, et que par conséquent mon esprit était plus souvent là-bas qu’ici. “Là-bas ?“ m’a repris mon interlocuteur. “Tu veux dire « allí ».“ [En espagnol, allá et allí sont deux termes exprimant des nuances de distance, Ndlt]. Je n’ai pas relevé, mais je voulais bien dire “allá“ qui exprime un degré diffus de distance et de temps.  

Le titre de Mis dos voces suggère une dualité et une coexistence, comme deux voix habitant le même corps, la voix du film et celle de la cinéaste. Dans une lettre adressée à l’artiste Jorge Lozano dans le cadre d’une série de correspondances organisée par Cinéma Public[2]La lettre que je cite se situe dans un épisode de cinépistolare, une série récemment créée par Cinéma Public et au cours de laquelle des cinéastes canadiens se livrent à une … Continue reading , Lina Rodríguez se réfère au concept d’intervalle. Elle écrit : “l’espace ou la distance d’un instant à l’autre ou d’un endroit à l’autre“, énumérant toute une série de possibilités. L’idée me vient que peut-être, dans Mis dos voces, le cinéma est aussi intervalle : un intervalle entre le temps et l’espace, entre un objet et un corps, entre une maison et un pays. L’intervalle qui sépare une berceuse du récit d’une survie, qui sépare deux langues, l’ici et le là-bas, le corps et la voix, la sphère privée de la sphère publique, la maison du travail, le pied de la main, une voix et l’autre, ce qui est individuel et ce qui est politique. L’intervalle entre tu, je, elle, nous, they.

Juliana Arana

References
1 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace. Éditions PUF, ed.2020, 416 pages
2 La lettre que je cite se situe dans un épisode de cinépistolare, une série récemment créée par Cinéma Public et au cours de laquelle des cinéastes canadiens se livrent à une correspondance filmée, deux par deux. Cette série est disponible en ligne et je vous recommande de regarder cet épisode, où vous verrez une jolie séquence de pieds qui dansent et où certaines réflexions filmées renforceront votre expérience avec Mis dos voces.

Cinema Public