La revue colombienne La pesadilla de Nanook* nous permet cette année de publier en exclusivité deux articles qui paraîtront dans son édition d’octobre-novembre, au début de la MIDBO (Muestra Internacional Documental de Bogotá) Voici l’un des articles écrits par Juan Pablo Franky, directeur artistique de la 26e édition de la Midbo.
“Seule la réalité peut être vue de manière nouvelle.
Si un réalisateur a une idée nouvelle de la réalité,
il dira dans ses films des choses nouvelles.”
Pier Paolo Pasolini
Comment aborder cinématographiquement une réalité troublante ? Que signifie comprendre la réalité à travers des coordonnées qui transcendent le simple enregistrement ? Carropasajero, de César Jaimes et Juan Pablo Polanco, se propose d’aborder ces questions en luttant avec la douleur, l’absence et le déracinement, sans approfondir la plaie qu’elles génèrent et en embrassant avec prudence les sentiments tumultueux qui, même avec le temps, demeurent difficiles à affronter.
Comme si Pedro Páramo revenait à Comala, nous assistons au voyage d’un groupe de personnes où les vivants luttent avec la mort pour dialoguer avec elle, conjurer l’absence et retourner sur leur terre en tentant de racheter ce qu’ils ont perdu de force. Dans ce voyage, la cadence des images et les ruines d’un avenir tronqué nous donnent les informations nécessaires pour comprendre la dimension du deuil et de la douleur. Les visages en constante angoisse transmettent l’état d’âme de la perte, et des blessures résonnent dans le silence. Des mots prononcés évoquent des histoires d’un passé qui ne reviendra pas, tandis que le vent âpre et la terre aride calibrent la dimension de la traversée.
Dans ce transit, les mains, leurs sillons et leurs mouvements sont vitaux pour signaler la nécessité de se tenir. Avant de voir des corps ou des visages, nous voyons des mains qui s’accrochent à des barres pour supporter un trajet dans un camion délabré, des mains qui s’accrochent à d’autres mains pour résister au parcours, des mains qui couvrent un visage parce qu’elles n’assimilent pas encore la perte. Bien que nous ne sachions pas où nous allons, une voix off, accompagnée de murmures, nous dit : « Je te ferai te souvenir de notre vie que tu as déjà oubliée. » À ce stade, nous découvrons que ce voyage n’est pas seulement celui des personnes dans le camion : le film a été réalisé pour que nous luttions ensemble contre l’oubli. Nous devinons que le parcours est long, que le mouvement nécessaire pour atteindre une destination s’étire, mais au final, il n’y a aucun point d’arrivée, ni lieu de départ. S’il y a un début et une fin, cela ne dépend pas de ce qui est raconté, mais de la durée du film. La fin est un nouveau commencement et le commencement est le résultat d’une fin. C’est pourquoi les souvenirs renaissent dans l’obscurité et survivent à la lumière du jour. La vie est aussi liée à la mort que la lumière à l’obscurité. Ainsi, la nuit et le jour s’alternent, se connectant comme un seul cercle éternel dans lequel la narration devient un rêve.
Vingt ans après le massacre de Bahía Portete, la production Los Niños Films prend le risque, avec sensibilité et délicatesse, d’explorer les évocations d’un événement atroce. Il n’est pas nécessaire dans le film d’expliquer tout ce qui s’est passé ou de détailler la violence qui s’est répandue comme une tache sur tout le territoire colombien. Quelques références fournies par le film et une certaine curiosité suffisent pour que le spectateur, après avoir vécu l’expérience de Carropasajero, tente de percer le rêve qu’il a vu et apprenne que le 18 avril 2004, un groupe paramilitaire a perpétré le massacre de Portete, atteignant la Haute Guajira avec cinq camionnettes et une moto, provoquant le déplacement forcé de plus de 600 indigènes wayuu après avoir tué, incendié des maisons et profané le cimetière de la communauté. Cependant, Carropasajero n’illumine pas l’obscurité en se concentrant sur les faits : ceux-ci sont désormais des vestiges d’un autre temps qui a laissé des traces palpitant dans un présent éternel. Le film ne nous parle pas directement du massacre ; il navigue entre des paysages désertiques, se servant d’images hypnotiques qui tissent des mémoires, des métaphores et des rêves, chargés d’une nostalgie qui abrite de multiples questions sans réponses.
Pour les Wayuu, la mort n’est pas la fin, mais une étape de la vie, liée à une profondeur qui permet un parcours vers un territoire spirituel faisant partie du territoire où ils ont vécu pendant des années. C’est pourquoi, si quelque chose prime dans Carropasajero, c’est l’importance de l’horizon qui devient diffus et le mouvement constant de l’air immanent au désert. Le territoire et la connexion avec celui-ci deviennent vitaux et nécessaires. Le sol craquelé du désert comme le vent qui voyage sans mesurer les distances contiennent des messages qui demandent du temps et de l’attention pour être entendus.
À son arrivée, une femme aux yeux fermés, adossée au mur d’une maison détruite, prononce des mots propres à une invocation qui tisse l’absence avec la rédemption par le biais d’un nouvel ancrage : « Je sens que je me suis réveillée après m’être sentie perdue, que va-t-il se passer ? Maintenant je suis arrivée ici, un jour tu m’as laissée sur cette terre pour rester ici. Je sais que je suis de cette terre appelée Portete. » Ainsi, la traversée qui a conduit un groupe de personnes à traverser le désert de la Guajira dans un camion parvient à estomper le passé et le présent. L’angoisse générée par un départ sans raison se connecte avec le mouvement incessant de la vie. Le déracinement est aussi problématique que douloureux. Revenir devient une tâche incontournable.
*La pesadilla de Nanook est une revue de la Corporación Colombiana de Documentalistas (ALADOS), qui cherche à combler le vide des publications sur le documentaire, tant en Colombie qu’en Amérique ibérique, en analysant la production qui permet d’expérimenter la réalité de diverses manières à l’écran. Son équipe de travail est composée de réalisateurs, critiques, universitaires et communicateurs, intéressés par un dialogue autour du cinéma non-fictionnel.