Dans la langue espagnole, l’imparfait de l’indicatif s’utilise pour exprimer des actions passées dont ni le début ni la fin ne sont précisés. Ce temps sert également à indiquer la continuité dans le passé, comme dans la phrase “les gens pleuraient leurs morts“. Lorsque nous parlons à l’imparfait, nous nous référons à des moments du passé. Lorsque nous disons “ils pleuraient“, nous ne savons pas si les personnes concernées ont cessé de pleurer leurs morts ou non, conformément au temps imparfait du mode indicatif dans le champ du passé. Lorsque nous évoquons l’histoire de la Colombie, il nous est difficile d’en parler au passé. Le court-métrage “Renacer de Carare s’est construit à partir d’un scénario technique élaboré dans les années 1980 par l’association des Ouvriers agricoles du Carare (ATCC) [dans la région de Magdalena, au nord de la Colombie, N.d.T] et la société de production CELA. Cette archive présentait une succession de textes et d’images destinés à monter un court document audiovisuel montrant le processus collectif initié en 1987 par l’association. Voilà peut-être l’une des raisons pour lesquelles le court-métrage nous parle à l’imparfait. Le mode verbal de l’histoire racontée par la voix suit les terminaisons verbales des phrases écrites dans le document audiovisuel. Dans le court-métrage, nous voyons comment s’est tissée l’argumentation de ce document, son déroulé textuel et le travail collectif sur un projet qui n’a pas pu voir le jour. L’image d’une initiative collective de résistance sera toujours une image inaboutie, en devenir. Comme si l’image d’une résistance évoluait dans un temps verbal qui nous échappe. L’image n’a pas existé, n’existe pas, l’image sera.
Le pli temporel d’une histoire passée qui se rend présente permet à “Renacer de Carare“ de répercuter, comme un écho, l’histoire du pays; d’un pays qui tend à avancer mais dont le territoire est si fragmenté que cette idée de progrès semble toujours quelque part ailleurs, et que de surcroît, cette idée est bousculée historiquement par des jeux de pouvoir inégaux. Notre existence sociale est déterminée par le lieu que le pouvoir nous permet d’occuper dans cette médiocre construction d’un « nous » national. La région de Carare reste en dehors de tout cela, bien loin du monument à Bolívar qui indique le chemin, bien loin de l’espace dédié à la politique dans les arcanes du parlement, bien loin de ce qui a le droit d’être nommé, et tout aussi éloigné d’un quelconque imparfait. L’un des aspects les plus intéressants de ce court-métrage est qu’avant la fin, les noms des personnes ayant participé au scénario technique sont donnés, comme s’il s’agissait de la liste des crédits du film. On cite les noms des personnes à l’origine du projet. À cette séquence s’enchaîne un bref contexte historique, puis le nom de ceux qui ont relié le scénario technique à sa relecture contemporaine. L’oeuvre est ainsi imprégnée d’une double conscience dans sa genèse. Le cinéma permet de restituer au présent ces noms. Lorsque nous voyons la statue de Bolívar s’élever vers le ciel, nous ignorons les noms de ceux qui l’ont érigée de leurs mains. Nous ne connaissons pas les noms des personnes qui ont fondu le bronze ou scellé la statue à son emplacement. Ce que nous savons, c’est que le prénom de Bolívar est Simon et que c’est le père de la Patrie.
En 1838, le peintre Silvano Cuellar crée le tableau Allégorie d’une nation. On voit sur cette toile une foule d’hommes illustres de l’époque de la république créole. Simon Bolívar apparaît au centre, un livre à la main. À droite et à l’arrière, les moniales, et à leurs côtés, au centre du tableau, des femmes. Aucune d’elles n’est une femme célèbre de l’époque. À côté de ces femmes, le peuple autochtone debout derrière les ecclésiastiques, les hommes célèbres, Simon Bolívar et Francisco de Paula Santander. Cette image est emblématique de ce qui a cimenté le mythe fondateur d’une nouvelle patrie indépendante, le corps d’une nation sauvée. Dans les faits, un territoire usurpé, redistribué et limité. Le film Renacer de Carare commence avec une description de contexte géographique : température, localisation, altitude, agriculture. À la différence du tableau Allégorie d’une nation, le court-métrage ne joue pas sur un registre monumental. Comme dans l’allégorie à la nation qui sous-tend notre hymne national, Carare se raconte au présent. Dans notre hymne, seules de rares phrases sont au passé, comme “l’horrible nuit est terminée!“, alors que dans Renacer de Carare, les marques du passé sont essentiellement dans les chants. Le premier de ces chants dit : “Carare, quand je dis ton nom, ce qui me revient en mémoire, ce sont les corps victimes de la violence que ton courant innocent a charriés.“ Dans la construction masculine et grandiose de l’histoire de la nation colombienne, le territoire a été utilisé tout à la fois comme objet d’exploitation et de résistance. Les verbes qui ont survolé notre territoire de nation déformée semblent s’être étendus à l’infini. À la façon de Pénélope dans l’Odyssée, nous tissons une histoire avec les trames de la mort, mais le soir, ce tissage semble se défaire, et nous devons recommencer l’ouvrage. L’hymne colombien, au présent, dit : “Le lit de l’Orénoque se remplit de dépouilles; on y voit passer un fleuve de sang et de pleurs. A Bárbula, ni les âmes ni les yeux ne savent sentir ou souffrir soit admiration, soit épouvante.“ Cette trame sans cesse renouvelée se troue avec le temps; et les doutes se font manifestes avec la possibilité que donne le cinéma de questionner notre mythe originel. Plusieurs séquences de ce court-métrage sont habitées de creux, comme s’il s’agissait d’espaces où nous logerions la complainte d’une angoisse parfaitement lucide sur le fait que l’horrible nuit n’a pas cessé.
« Dès l’instant où l’image se met en mouvement, nous pouvons aussi imaginer que cette résistance que nous voyons et qui semble toujours en devenir, est l’image que nous nous façonnons dans nos réflexions sur le corps national. Une image qui questionne l’allégorie à la nation, les hommes illustres et ceux qui ont fracturé, chassé, conquis le territoire et qui l’ont restreint. »
Dans le scénario d’origine, les protagonistes s’interrogent sur les initiatives qui permettent d’entreprendre une reconstruction nationale. La résistance collective de ces gens à l’origine du scénario se superpose à la lecture d’un document récent qui fait partie du corpus de la mémoire sur la violence dans le pays. Reprendre les paroles du passé pour les rendre présentes ne sert pas seulement à souligner l’impossibilité de parler au passé, aujourd’hui encore, de la violence; le procédé permet d’ouvrir un dialogue où ces auteurs du passé s’entretiennent avec les auteurs qui font une relecture du présent. L’objectif consiste à faire émerger d’autres signatures à côté des auteurs du récit et dans ce geste de reprendre l’ouvrage inachevé, afin de réfléchir et de retisser l’ouvrage, avec des verbes différents de ceux qu’impose la rhétorique sacrificielle sur la violence dans ce pays.
Dès l’instant où l’image se met en mouvement, nous pouvons aussi imaginer que cette résistance que nous voyons et qui semble toujours en devenir, est l’image que nous nous façonnons dans nos réflexions sur le corps national. Une image qui questionne l’allégorie à la nation, les hommes illustres et ceux qui ont fracturé, chassé, conquis le territoire et qui l’ont restreint. Voilà qui compose une nouvelle image dans laquelle nos verbes pourraient se conjuguer au passé et dont nous pourrions changer la trame de fil rouge de la mort.
Nos mains sont fatiguées de tisser et de défaire depuis des années. J’ai à l’esprit une image vers la fin du court-métrage, celle du numéro 85 du scénario technique de l’ATCC, accompagnée de ces mots : “avec nos mains unies, étroitement unies“. Il ne m’est évidemment pas possible de mettre mes mains fatiguées et abîmées dans la terre et d’attendre qu’il en naisse des myosotis [dénommés en espagnol nomeolvides, fleur du ne m’oublie pas, N.d.T]. La phalange n’est pas une graine. Mes phalanges dénuées de graines écrivent sur une image qui, elle, est une parole. Il est probable que ces mains unies évoquées dans le n°85, ces mains si étroitement serrées, sont épuisées et sont profondément enterrées. Mais peut-être que ce sont tout de même des mains-semences et que leur jardin de myosotis s’épanouira avec la possibilité qu’offre le cinéma de nous inspirer de nouveaux récits sur l’histoire de la violence en Colombie.
Carare quand je dis ton nom,
Carar quand je dis ton nom,
Cara quand je dis ton nom,
Car quand je dis ton nom,
Ca quand je dis ton nom,
C quand je dis ton nom,
Quand je dis ton nom.
Écrire sur Renacer de Carare est un double exercice d’écriture sur l’histoire. “Écrire sur“ s’entend comme “à propos de“, mais aussi comme “par-dessus“. L’exercice consistant à filmer un document d’archive induit une lecture-écriture visuelle sur le moment historique en question. Écrire à propos de et par-dessus ce court-métrage c’est écrire sur et avec les mains qui ont élaboré les deux oeuvres. C’est écrire sur la Colombie et sur le métrage qu’on a trouvé, et sur un dialogue qui n’utilise pas l’imparfait.
Si l’on se demande pourquoi parler aujourd’hui de notre histoire – ou plus exactement, pourquoi la raconter par l’écriture, la poétesse mexicaine Sara Uribe a une réponse. Nos mots sont toujours plus rares, dit-elle, parce que le corps est une écriture et que nos corps sont en train de disparaître, pour se confondre avec la couleur rouge de ce corps national défiguré. D’où la conclusion selon laquelle il faut désincarner l’écriture afin que les mots deviennent un corps collectif. Désincarner la douleur et mettre l’imparfait de l’indicatif à la première personne du pluriel. Pas “ils/elles étaient“ mais “NOUS étions“. Et il faut cueillir l’imparfait et les bouquets de myosotis pour transposer un verbe désincarné d’un temps passé vers un futur simple. Comme ceci : elles écrivirent, il écrivit, j’écris. Nous écrirons.
* Ce texte a été initialement publié dans le magazine Cero en conducta