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Le Jardin des Chimères.

Écrit par Guillermo Quintero

Cinéaste

Octobre 2024

Réflexions sur le film “About Happy Hippos and Sad Peacocks”

Enfin, le vieux rêve de l’empereur allait se réaliser avec l’arrivée de sa frégate, provenant de cette longue expédition. Désormais, il pouvait commencer à donner vie à son jardin venu de cet autre nouveau monde qu’il avait conquis. Tous ces spécimens vivants, jamais vus auparavant – seulement représentés, peut-être, dans quelques gravures de vieilles expéditions – viendraient décorer cette fresque d’outre-mer installée dans son château. Lianes, arbustes, herbes aux fleurs colorées, reptiles, singes, plumages improbables et bien d’autres créations composaient le lot. Une fois achevé, ce jardin ferait rêver sa cour, ses laquais et le peuple sur l’étendue de son empire. Ce rêve traverserait ensuite de nombreuses générations de rois, de nobles et de nouveaux empereurs, qui finiraient par organiser leurs propres expéditions et composer leurs versions personnelles de l’un de ces paradis de collectionneur…

Cette vieille chimère du pouvoir colonial, qui depuis des siècles a nourri études, chroniques, romans et fresques fantastiques, est la matière première avec laquelle se construit cette “fable décoloniale du XXIe siècle” que Johannes Förster et Elkin Calderón Guevara tissent dans leur œuvre. Les protagonistes, comme l’indique le titre, sont deux créatures fabuleuses, survivantes coriaces de deux de ces délires impériaux, séparés dans le temps de plus de 150 ans. D’une part, les paons (Pavo cristatus) de l’Inde, habitants improbables de l’île berlinoise de Pfaueninsel, comme les seuls témoins actuels du délire de Frédéric-Guillaume III de Prusse, qui a voulu lui aussi créer sa version de “l’autre monde”. D’autre part, les hippopotames (Hippopotamus amphibius) qu’avait fait venir d’Afrique Pablo Escobar – cet empereur contemporain – comme simples habitants de son zoo-ferme Nápoles, dans la commune de Puerto Triunfo, au Magdalena Medio, et qui prolifèrent désormais, livrés à eux-mêmes, étendant leur royaume dans ces basses terres de Colombie.

Dans cette fable, les images des vestiges de chacun de ces jardins, où résident désormais ces deux figures bestiales, dialoguent constamment, créant un reflet incessant. Le tissu de cette narration se brode dans un cadre mobile, divaguant entre différents récits, comme celui de la célèbre expédition menée par la frégate Seiner Majestät Schiff Novara pour collecter des milliers de spécimens à travers le monde et les ramener au royaume de Prusse. Ainsi, entre le plumage fascinant de la queue du paon mâle et la masse impressionnante de l’hippopotame amphibie, entre Berlin et Puerto Triunfo, d’autres images surgissent, celles de créatures animales et végétales “migrantes” et de leurs condamnations respectives, apparaissant comme de nouveaux reflets de ce vieux délire du pouvoir impérial, qui semble peu à peu se transformer en un délire collectif de l’espèce humaine.

Peut-être si, comme l’aurait rêvé la Belge Vinciane Despret, mère de cette nouvelle fantaisie philosophique consistant à donner une voix au vivant, le paon et l’hippopotame dialoguaient réellement entre eux, dans un langage intelligible aux humains, ils nous offriraient une version animale de cette vieille histoire. Que dirait le paon mâle à l’hippopotame, se pavanant avec sa queue déployée, sur l’utilité et la beauté des ocelles et leur forme géométrique ? Et que lui répondrait celui-ci, avec tout le poids intimidant de sa présomption, nouveau gangster du fleuve Magdalena, à propos de sa présence illégale dans ces nouveaux paysages ? Probablement, ces questions ne seraient que les prémices d’un dialogue inédit inscrit dans une nouvelle fable qui commence. Il n’est cependant pas certain que leur condition animale et le trait commun de leurs histoires suffisent pour qu’ils se comprennent dans ce monde dominé par cette autre espèce, la nôtre, présomptueuse et destructrice. Il leur restera, bien sûr, le réconfort de chacune de leurs vérités animales, lumière de chacun de leurs parcours.