« La poésie d’un auteur, qui se forme à partir de la réalité qui l’entoure, est capable de s’élever au-dessus d’elle, de l’interroger, ou même d’entrer en âpre conflit avec elle. Et paradoxalement, pas seulement avec la réalité extérieure, mais aussi avec celle qui est en lui. » Andreï TARKOVSKI, Éloge de l’homme faible. In Cinéma et Spiritualité (texte initialement publié dans Les Cahiers du Cinéma n° 392, février, 1987), Éditions OCIC (Organisation Catholique Internationale du Cinéma et de l’Audiovisuel), Belgique, 1988, p. 37.
Parle-moi de la genèse de Heliconia. Quel a été le point de départ pour construire l’histoire ?
L’expérience que j’avais eue avant le tournage d’Heliconia était plus proche du cinéma expérimental. Avec Heliconia, j’ai voulu construire une fiction mais mon point de départ a toujours été les images. Je travaille à partir d’un atlas iconographique personnel et je conçois les scènes à partir de ces images. La majeure partie du film a été pensée ainsi : au début, il s’agissait d’images éparses qui ont été peu à peu fusionnées avec d’autres pour créer des chapitres qui se sont transformés en séquences cherchant des connexions entre elles. C’est pourquoi il y a aussi dans le film un sentiment de picturalité, parce que j’aime travailler à partir d’images-tableaux. Donc si nous parlons du point de départ de l’histoire, je dirais que ce sont les images, et en particulier la série The Bikeriders de Danny Lyon. Pendant des années, j’ai été fascinée par cette série. Tous ces personnages m’attiraient beaucoup, mais surtout la moto comme objet de désir et l’univers symbolique qu’elle représente, ce côté brusque et sensuel, une recherche de la liberté par le mouvement et le voyage.
Puis, de façon presque inconsciente, une matière narrative qui reliait ces séquences s’est créée et, peu à peu, je me suis rendue compte qu’elle avait une relation directe avec La Vorágine de Rivera, qui est aussi une œuvre très importante pour moi. À ce stade de l’écriture, j’ai décidé d’établir plus franchement cette relation et de construire la structure narrative sur la base du texte de Rivera, mais de manière inverse. Mes personnages partent d’un paysage tropical et, au lieu de se perdre, engloutis par la forêt comme Arturo Cova, ils disparaissent dans les aspérités du désert.

Dans Heliconia l’indice, la pulsion, le symptôme et la suspicion ont l’air de coexister. Tout ceci est traversé par des éléments urbains et l’exubérance du paysage tropical. Le film semble communiquer (communier ?) avec la notion du « récit gothique des terres chaudes » imaginé par l’écrivain Alvaro Mutis. Comment as-tu menée à bien l’élaboration de ces « paysages-environnements » dans le film ?
Je voulais que le paysage ait une importance capitale et il a été pensé ainsi dès l’écriture du projet. Le tournage a eu lieu dans le Huila, la région de ma mère. La relation que j’ai avec ce territoire me permet de le concevoir avec un regard intime et c’est pourquoi j’essaie de le filmer comme on filmerait des corps. Le paysage est un personnage de plus dans Heliconia, une figure omnipotente avec laquelle les personnages tissent des relations vitales. Dans le court-métrage le paysage s’affirme. Il a une présence divine et craintive, avec plusieurs visages. Il est protéiforme et a un tempérament propre qui réagit et interagit avec les personnages. De cette façon se sont construits ces « paysages-environnements » dans lesquels j’exploite aussi l’aspect mythique et étouffant de la nature tropicale. María, en particulier, résonne avec le paysage, communie avec lui et entretient une relation de sensualité mêlée à une certaine étrangeté.
Heliconia est un film qui suggère, qui insinue. Le récit n’est pas entièrement exposé, j’ai voulu que les choses et les actions restent couvertes de voiles transparents. D’où la suspicion et le symptôme. Tu mentionnes Mutis mais le film communique surtout avec la version cinématographique de La mansión de Araucaima (1986) de Carlos Mayolo basée sur le conte homonyme d’Alvaro Mutis, et avec d’autres récits du gothique tropical. Même dans l’une des premières versions du scénario, María suçait le sang de son frère Adrián alors qu’ils dansaient dans la friturerie, évoquant un peu le film Pura Sangre (1982) de Luis Ospina.
C’est un voyage affectif où se tissent des relations entre les personnages, un voyage qui permet la rencontre des corps et des sensibilités dans un paysage tropical.
Le film souligne la combinaison fascinante d’objets « sacrés » et de sujets « profanes ». Dis m’en plus sur cet univers symbolique.
La relation entre le sacré et le profane dans Heliconia vient de mon intérêt pour le syncrétisme latino-américain. Mon travail de recherche porte sur la relation entre l’iconographie judéo-chrétienne, le paganisme et la violence dans la production d’images en Colombie. Je crois qu’il y a beaucoup de cela dans Heliconia. J’ai essayé, tout au long du court-métrage, de tendre un fil de religiosité inversée ou altérée, une force omniprésente, baroque et syncrétique. J’ai voulu reprendre et suggérer divers aspects de la tradition judéo-chrétienne dans la scénographie, dans les corps mêmes des personnages et dans le récit. La prière off que dit María est très populaire dans le conflit colombien. C’est un mélange de catholicisme et de chamanisme, qui, avec d’autres rituels, rend invisible celui qui la dit pendant le combat. L’utilisation d’images et d’objets religieux, le sacrifice dans le gallodrome, l’autel de fritures, la réécriture de l’épisode biblique de Suzane et les Vieillards dans la scène de la baignoire, constituent une forme de religiosité altérée qui m’intéresse beaucoup et qui est directement liée au baroque latino-américain.

Le Voyage – Un livre, comme un voyage, commence avec inquiétude et se termine avec mélancolie – José Vasconcelos. Quel genre de voyage proposes-tu dans le film.
Dans Heliconia, le voyage se présente comme un impératif sans raison. María ne semble pas avoir de raison sérieuse pour partir avec Ruben et Adrian. Le voyage que je propose se suffit à lui-même et s’impose comme une nécessité. C’est un voyage affectif où se tissent des relations entre les personnages, un voyage qui permet la rencontre des corps et des sensibilités dans un paysage tropical.
Dans ce voyage, les personnages cherchent une forme de paradis qui leur est révélé de manière vaporeuse et violente, sacrée et profane en même temps. Le film ne propose pas de solution à cette recherche. L’ambiguïté reste. Les personnages disparaissent, chacun de son côté, complétant ce qui pourrait être la fusion du paysage avec les corps. Le territoire qui avale les personnages. Le voyage que je propose dans le film les emmène dans ce désert où il ne reste que la solitude des corps imperturbables qui errent et fusionnent avec le territoire.
Parle-moi de tes projets actuels.
Je travaille actuellement sur un projet expérimental d’immersion de bobines super 8 dans des éléments organiques qui réactivent les sels d’argent pour modifier l’image exposée. Je pense terminer le montage d’un court métrage inachevé sur ma grand-mère et je commence aussi à préparer, avec Martín Arbelaez, un projet de documentaire avec Ana Sofía Pulgarín (María) et Alejandro Losada (Adrián) sur un voyage en moto vers le Caquetá.