Le court-métrage Arde la Tierra (La Terre Brûle), du réalisateur Juan Camilo Olmos, dresse un portrait de la corraleja, une fête populaire taurine du nord de la Colombie. En suivant « Monchi », l’un des plus prestigieux éleveurs de la région, le documentaire nous emmène au cœur de ce spectacle. Le délire collectif, le déchainement des tensions et des pulsions, la coexistence de la joie et de la mort qui se produisent dans cet espace sont racontés par une caméra qui se déplace au rythme des porros et nous plonge dans l’ivresse de la jouissance festive et de l’atmosphère de la terre exaltée.
Le court-métrage aborde la fête des corralejas depuis l’élevage des taureaux jusqu’au débordement festif dans l’arène. On voit comment l’animal et la communauté vivent cette rencontre. Comment en es-tu arrivé à l’histoire de « Monchi » et au ranch El Diamante à partir desquels tu dépeints la corraleja ?
J.C.O. : Tout a commencé par une émotion très intense, impénétrable, un mélange de mélancolie et de tendresse que j’éprouve lorsque j’écoute certains vieux porros. C’est un genre musical de la côte caraïbe colombienne d’où je viens. Ils accompagnent souvent les fêtes traditionnelles de la région, comme les corralejas. Comparable au blues, le porro est né en réaction à une histoire d’affrontement et de souffrance entre tribus indigènes des Caraïbes et Africains amenés comme esclaves, contre l’exploitation des colons espagnols. Le porro et la danse qui l’accompagne sont apparus pour rendre la vie supportable. Mon intention était de représenter au cinéma ce tourbillon d’émotions que je ressentais à l’écoute de ces porros et de le ramener au présent, vécu dans la région. Ensuite, le documentaire qui, par nature est toujours à la dérive, nous a conduit de la musique aux corralejas. Le porro est le genre musical principal de ces festivités. C’est pourquoi, lorsque nous avons commencé à faire des recherches sur sa survivance dans la région caraïbe colombienne, nous avons découvert que la corraleja, un phénomène populaire de longue tradition, était une réplique contemporaine de cette lutte et de cette confrontation de classes. Puis nous nous sommes intéressés aux éleveurs de bétail qui participent fréquemment à ces festivités. C’est ainsi que nous sommes tombés sur « Monchi » et le ranch El Diamante, l’un des plus connus et respectés de la région.
Les corralejas sont des fêtes populaires dans lesquelles convergent divers pratiques et imaginaires de la société colombienne. Dans le court-métrage, on voit des structures de pouvoir, une théâtralité et un lieu où circulent l’argent, l’alcool, la musique, le plaisir et la mort.
Comment s’est déroulé le tournage de la corraleja et où se situe la caméra dans ce microcosme ?
J.C.O. : Aujourd’hui, pareil au vieux système féodal, cette vaste région compte un petit nombre d’éleveurs de bétail qui possèdent la plupart des terres. L’inégalité sociale est extrême et le système politique souffre d’une corruption alarmante, ce qui, par extension, se produit dans toute la Colombie. Les gens ordinaires, marginalisés et oubliés, vivent une vie précaire. Ils dépendant de leurs puissants maîtres, sans projet de vie durable, confrontés à la pauvreté et au manque d’opportunités. La corraleja sert de miroir à cette dure réalité et l’on voit comment ces mêmes jeux de pouvoir du passé se répètent de façon très similaire. En raison de toutes les questions politiques et socioculturelles qui entourent les corralejas, il nous a été très difficile d’y entrer et de gagner la confiance de « Monchi » et des organisateurs. Ils étaient très circonspects au début, mais avec le temps, ils ont compris que notre intérêt n’était pas de dénoncer la maltraitance animale (ce qui les inquiétait) et que notre regard se dirigeait d’un autre côté. Après avoir écarté de nombreux préjugés, nous sommes entrés dans le labyrinthe des complexités et des logiques internes au rituel et, simultanément, nous avons essayé de faire disparaître toute trace de manichéisme. Éviter de pointer du doigt et profiter plutôt d’une expérience qui nous permettrait ensuite de prendre du recul et réfléchir à ce que nous avions vécu. Le regard se porte sur les protagonistes de l’événement. C’est là que la pulsion de soumission est la plus évidente, mais c’est aussi dans le public qui applaudit que se produit le spectacle. Cependant, pour moi, il y a dans tout cela quelque chose de très paradoxal et de très caractéristique des Caribéens : c’est l’incroyable capacité des gens à se moquer de leur propre condition : rire, faire de la musique, danser et faire la fête, quelles que soient les circonstances.
En montrant cette fête populaire, je voulais aussi, à partir du collectif, poser un regard à l’intérieur de l’être humain, un regard qui révèle notre implication dans nos propres dynamiques de pouvoir.
Le contexte du ranch et de la corraleja est à prédominance masculine et le court-métrage enregistre divers symboles et pratiques associés à la virilité et à la masculinité, à commencer par le taureau lui-même et le combat entre l’homme et l’animal.
À partir de l’approche que tu avais de cet univers, quels problématiques ou questionnements as-tu rencontrés que tu as souhaités inclure dans l’histoire ?
J:C:O. : L’image du taureau symbolise la force et la puissance et ces deux éléments traversent la réunion dans de multiples dimensions. D’une part il y a la compétition des éleveurs : cette fête dure environ une semaine pendant laquelle, chaque jour, un éleveur renommé de la région présente ses plus beaux taureaux qui vont concourir pour gagner les prix du meilleur élevage. D’autre part, il y a la confrontation entre les éleveurs et les toreros, dans laquelle s’opposent le pouvoir de l’argent et la force brutale. Ensuite, dans l’arène, les toreros défient la mort et affrontent le taureau en duel pour montrer leur bravoure et s’exhiber devant les autres toreros et la tribune. D’autres décident d’imiter le rôle de l’éleveur et lancent de l’argent ou de la nourriture aux toreros et aux aficionados, juste au moment où le taureau passe, pour qu’ils risquent leur vie. Et pendant ce temps sur les gradins, le public, avide, apprécie et encourage les jeux de pouvoir dans leurs différentes variations. C’est un théâtre dans lequel la plupart se bat pour être le meilleur ou le plus puissant, très semblable, je crois, au monde dans lequel nous vivons tous. Je pense que c’est une fête qui reflète crument la façon dont nous interagissons en tant que société. En montrant cette fête populaire, je voulais aussi, à partir du collectif, poser un regard à l’intérieur de l’être humain, un regard qui révèle notre implication dans nos propres dynamiques de pouvoir.
Vers la fin du court-métrage, il y a un changement dans le son, une absence qui donne aux images une atmosphère complètement différente.
Qu’est-ce qui t’a conduit à cette décision narrative ?
J.C.O. : L’idée était de créer une rupture avec la manière dont nous avions assisté à la fête. Passant à cet état angoissant de l’ivresse quant tout redescend de ce pic frénétique et où l’on ressent un peu plus cette apparente réalité, mais de façon très chargée. C’est un changement d’état qui nous permet de regarder ce que nous voyions, mais autrement, peut-être avec plus de distance.