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PACCPA10 Bicentenario

Décalages fantomatiques

Écrit par Paula Rodríguez Polanco

Octobre 2021

Les images n’ont pas de pouvoir parce qu’elles soient vraies ; 
elles sont vraies parce qu’elles ont du pouvoir 
et c’est pour cela qu’elles sont un butin de guerre convoité.
[1]José Alejandro Restrepo in José Alejandro Restrepo, Seguros Bolívar, Colección de Arte Contemporáneo (Bogotá, 2016), p. 76.

Tout commence avec des images familières. Les archives de la prise du Palais de Justice par la guérilla du M-19 en 1985 explosent à l’écran avec virulence dans leur violence inexplicable. On entend cette voix désespérée, et pourtant si connue du Président de la Cour Suprême de Justice pris en otage, demandant au Président de la République le cessez le feu dans une émission de radio. On voit l’irruption des tanks de l’armée à l’entrée du Palais. Cependant, ces images semblent étrangères alors qu’elles sont étroitement liées à notre idiosyncrasie nationale, créant ainsi un déplacement du regard. Le film s’ouvre à nous dans l’incompréhension du connu, dans une inquiétante étrangeté.

Pendant que des blessés sont évacués du Palais et que des explosions résonnent à l’intérieur du bâtiment, un homme nourrit des pigeons sur la place. L’absurdité de ce geste confirme le décalage conceptuel des images. Je pense alors à l’œuvre Le Chevalier de la Foi.[2]El Caballero de la Fe, 2011, vidéo monocanal, 7 minutes. où José Alejandro Restrepo reprend cette même image et en superpose des extraits de Crainte et tremblement de Kierkegaard, faisant une analogie entre cet homme et Abraham face à la requête incompréhensible du sacrifice de son fils, qui n’a de sens que par un commandement de l’au-delà divin. Avec cette image, le quotidien éclate au sein de l’extraordinaire et le réel frôle l’impensable. Nous entrons progressivement dans un jeu de registres syntaxiques : la prise du Palais de Justice en tant qu’un acte de pouvoir militaire et la prise cinématographique, qui révèle à son tour le pouvoir des images. Et puis, c’est la nuit et le feu qui brûle : les images de l’incendie du Palais nous rappellent la perte de l’archive judiciaire du pays. À l’acte de perte d’une mémoire collective s’ajoute un acte de création de la mémoire de cette perte avec le registre imagé. De cette manière, l’image en tant que forme de pouvoir prend une place centrale dans la compréhension du film.


« L’inquiétante étrangeté et le déplacement du regard que le réalisateur nous invite à explorer dans le film sont des éléments nécessaires pour une réécriture de l’histoire officielle du pays par les artistes contemporains. »


Après les archives télévisuelles, nous passons à des images tournées en 16mm. Une voix off féminine nous fait comprendre qu’on assiste à une séance spirite d’invocation de l’esprit de Simón Bolívar. Comme un écho aux flammes de l’incendie, des flairs rouges vermeil avec de légères surimpressions surgissent à l’écran et trompent le regard. Brusquement, on bascule dans le registre du rêve et de l’hallucination. Avec l’utilisation du support 16mm, ce registre fait écho à un courant du cinéma expérimental basé sur des jeux d’optique liés à la persistance rétinienne, à l’instar du film The Flicker de Tony Conrad (1966), constitué exclusivement d’une suite de photogrammes noirs et transparents, produisant chez le spectateur des visions de différentes couleurs et l’impression de formes et de mouvements. Après une réactualisation de l’archive de la Prise du Palais de Justice, Pablo Álvarez-Mesa effectue une réactualisation du 16mm qui convoque l’histoire du support liée à l’hallucination, notamment d’une partie du cinéma expérimental underground américain.

Mais cette réactualisation invoque surtout une histoire de fantômes qui est présente tout au long de l’histoire de la photographie et du cinéma. La bande son comprimée du film est le fruit d’un travail effectué autour de la psychophonie, une pratique qui consiste à écouter des voix dans des registres électroniques comme s’il s’agissait d’interventions surnaturelles. À l’image, le réalisateur filme les processions du bicentenaire de l’indépendance de la Colombie en 2019 à certains endroits emblématiques du chemin tracé par Bolívar lors de la libération du pays. Composé exclusivement de plans fixes où l’immobilité règne, le film se construit autour d’une esthétique de tableaux-vivants. Ce choix de mise en scène accentue le caractère fantasmagorique de l’œuvre, là où la fixité du monument et des personnes est uniquement perturbée par des micro-événements. Ces derniers sont de l’ordre du réel factuel (un détournement du regard ou une moto qui passe) mais aussi de l’ordre du celluloïd avec la constante présence de flairs de lumière sur l’image. Ces présences lumineuses se révèlent comme des apparitions spectrales qui reviennent sans cesse, intervenant à l’image comme des forces mystiques d’une mémoire collective.

Film Bicentenario PACCPA9

En ce sens, Bicentenario se place dans la logique du spectral turn des sciences sociales et de la littérature, proposant différentes strates de compréhension de l’histoire du pays à partir d’un discours construit autour du fantasmagorique. Ce discours crée une réflexion autour des contextes de guerre et de violence ayant une incidence dans une histoire du temps présent et propose. Se situant à la lisière des événements et logeant dans les interstices et les marges de l’histoire, les formes spectrales ont une figure privilégiée pour parler de la mémoire, de la trace et de l’absence. L’inquiétante étrangeté et le déplacement du regard que le réalisateur nous invite à explorer dans le film sont des éléments nécessaires pour une réécriture de l’histoire officielle du pays par les artistes contemporains. De cette manière, le monument national et les processions commémoratives deviennent les échos fantomatiques d’une invocation mystique de la mémoire collective. Pablo Álvarez-Mesa construit une psychogéographie.[3]Pablo Álvarez-Mesa in “Berlinale 2021 : Entrevista con Pablo Álvarez Mesa sobre su film Bicentenario”, Mónica Delgado, Desistfilm, 03 mars 2021. de la route tracée par Bolívar en 1819 et interroge le pouvoir des images dans la construction d’une histoire nationale. Ainsi, les dimensions du pouvoir politique et social, du mythe et du paranormal communiquent entre elles dans le film pour donner naissance à une narration alternative de l’histoire officielle de la Colombie.

References
1 José Alejandro Restrepo in José Alejandro Restrepo, Seguros Bolívar, Colección de Arte Contemporáneo (Bogotá, 2016), p. 76.
2 El Caballero de la Fe, 2011, vidéo monocanal, 7 minutes.
3 Pablo Álvarez-Mesa in “Berlinale 2021 : Entrevista con Pablo Álvarez Mesa sobre su film Bicentenario”, Mónica Delgado, Desistfilm, 03 mars 2021.