Apiyemiyekî? (Mais pourquoi?)
Le verbe “imaginer“ enclenche le futur. Il ouvre ce futur, tente de le préfigurer, de l’inventer, de le soupeser et même de lui cracher à la figure, de le couvrir de bave. À la manière d’un paysage qui tiendrait tout entier dans ce verbe créateur avant de se masser dans la salive, nos lèvres prononcent ce mot : Apiyemiyekî? Du centre de la terre monte l’écho de ces lignées de mots qui composent une forêt brumeuse. Ces mots ne sont peut-être qu’une invitation à imaginer ce qui tourne en orbite dans l’œuvre d’Ana Vaz. Essayez d’imaginer que le son émis par notre écrit forme un nuage. Imaginez-vous vous asseoir sous ce nuage, dans une forêt de montagne pointée comme un sein. Une route sépare la forêt en deux. Viennent des photos, des dessins représentant des hommes blancs armés de fusils. Apiyemiyekî? est un film basé sur les archives d’Egydio Schwade, travailleur social et militant brésilien, qui a conservé plus de 3000 dessins réalisés par le peuple amérindien Waimiri-Atroari à l’époque de l’alphabétisation au Brésil. Ce film s’est élaboré à l’aune d’un projet de création d’une cosmologie qui mettrait en évidence une série d’événements survenus pendant la dictature militaire au Brésil.
Apiyemiyekî? ouvre un espace nourri d’affabulations spéculatives qui permettent de percevoir de manière transversale le parcours colonial de l’asphalte et celui des balles, le territoire escamoté et éreinté par l’homme blanc. Grâce au travail d’Ana Vaz, la mémoire de ces archives qu’Egydio et Doroti Schwade ont compilées au cours des années 1985 et 1986, nous ouvre un territoire imaginaire à vocation nomade. Ce film se voit comme un cube que l’on contemplerait sous différents angles, investissant des détails impossibles à deviner mais que l’on peut imaginer. Une peau couverte d’incertitude enveloppant un corps quelconque composé de coulures de bave, de poils vénéneux, d’or sacré. Images vibrantes de sens et registre exhaustif de toutes les préfigurations possibles d’un futur esquinté : Apiyemiyekî? offre pléthore de trames isolées qui peuvent être tissées ensemble pour peu qu’on les observe attentivement.
« Ces gens-là ont une tradition étrange : ils naissent en permanence. Tuez-les, effacez-les, peu importe, ils renaissent toujours. Ils renaissent dans les images qui à leur tour sont un paysage, celui-ci est aussi une lignée de mots, lesquels sont 3000 dessins et une archive fondamentale pour la mémoire collective. »
Le meilleure façon d’appréhender le travail de la réalisatrice brésilienne Ana Vaz n’est peut-être dans l’image écrite, mais dans celle qui est chantée. Mes yeux ont vu la vie à travers un trou, comme des rais de lumière qui sont aussi des tunnels oniriques. Ma bouche s’est remplie de salive. Des yeux, des bouches s’approchent des trous de l’histoire, des trous remplis de mots pour nommer les violences de l’homme blanc. Les corps disparaissent de l’image pour se fondre dans leur paysage, celui des Waimiri-Atroari. Ces gens-là s’assoient à l’ombre des nuages. Ces gens-là ont une tradition étrange : ils naissent en permanence. Tuez-les, effacez-les, peu importe, ils renaissent toujours. Ils renaissent dans les images qui à leur tour sont un paysage, celui-ci est aussi une lignée de mots, lesquels sont 3000 dessins et une archive fondamentale pour la mémoire collective. Cette dangereuse chorale du renaître dans un futur quel qu’il soit invite à se fondre dans les prairies, les rivières et dans les mots, dans cette sorte d’exercice magique qui va des yeux à la bouche et de la bouche aux yeux, comme pour convoquer un sortilège qui fait revivre dans chaque image la force de la résistance ancrée dans un territoire ancestral.
La mémoire enregistrée d’un processus d’alphabétisation qui a contribué à documenter les violences perpétrées par la dictature militaire et civile contre le peuple Waimiri-Atroari est représentée sous des formes plurielles qui se transforment en une figure fractale du futur commun. L’imagination ouverte à la liberté qui coule comme une rivière, une rivière fictive et navigable dans l’image cinématographique. Un sortilège qui déclame : Apiyemiyekî?