La Nuit du Minotaure : Mémoire imaginative face à l’absence d’image

Écrit par Laura Chará

Programmation - 12e Panorama du cinéma colombien

Octobre 2024

Où vont les oiseaux pour mourir ? Un phare au milieu des montagnes. Un objet déplacé de son habitat ordinaire, au bord de la mer. Une lumière qui surexpose les images, pour ensuite disparaître et laisser les ombres se poser sur elles. La lumière pulsante du phare nous situe dans l’univers particulier imaginé par la réalisatrice Juliana Zuluaga : un village enchanté ou maudit. La narration en voix off nous transporte dans un récit familial, nous découvrons, à travers les mots, un passé évanescent, un récit qui prend forme grâce aux archives, et qui nous ouvre inévitablement à la question de la mémoire, du documenté et de l’existence de ces corps inscrits dans ces archives.

La Nuit du Minotaure est un court-métrage expérimental de 2023 qui explore l’histoire de Luz Emilia García, la pionnière du cinéma pornographique en Colombie, à travers une perspective fantastique. Le film s’articule autour de matériel d’archives et nous transporte dans un village mythique où un phare se dresse entre les montagnes et où des créatures fantastiques habitent la forêt. C’est en ce lieu que les oiseaux trouvent leur destinée finale, servant de métaphore à la mort et à la transformation.

Le court-métrage adopte une approche transgressive, s’opposant à la narration dominante de l’histoire du porno colombien. Ce dernier objet d’étude de Juliana Zuluaga, qui a révélé dans ses recherches que l’archive pornographique de l’histoire colombienne a été principalement filmée par des hommes, reléguant les femmes au rôle d’actrices. Le pouvoir du regard masculin sur les corps sexualisés des femmes est créateur et hégémonique dans ces images d’archives. La réalisatrice prend ses distances avec ces récits pour poser la question : Et si la mémoire pouvait être modifiée ? resignifiée ? La mémoire imaginative construit le récit à partir du documentaire, défiant l’absence de documents historiques concernant les femmes pionnières du porno colombien. Le court-métrage existe grâce à l’absence d’archives, mais aussi à travers elles. Il justifie les archives non seulement comme un dépôt de faits, mais aussi comme un espace de création et de resignification, car l’origine des images ne correspond pas à leur destination.

La transgression et la libération des images sont soutenues par la monstruosité des corps. Des corps qui n’ont pas de limites corporelles, car ils peuvent se transformer en êtres mythologiques, fantastiques, capables de s’habiter eux-mêmes au-delà de la corporalité imposée par l’humain, des créatures qui peuvent franchir les frontières de l’animalité grâce au rituel. Cet espace-temps théâtral où l’action prend tout son sens peut ainsi ouvrir la voie à un groupe de femmes qui, dans leur plaisir effréné, sont maîtresses de leurs corps transformés, excitées, maîtresses d’elles-mêmes et de leurs propres images pornographiques, puisqu’elles se filment elles-mêmes. Il n’existe aucune corporalité imposée ou assignée, et le désir ne tourne pas autour du phallocentrisme, mais bien autour de la féminité et de la liberté de ces corps. Dans les images d’archives sélectionnées par Zuluaga, il y a une idée de libération de leurs propres corps à travers le mythe, une monstruosité ; il y a un intérêt pour la transfiguration, pour imaginer des réalités possibles si l’on échappe à ce qui a déjà été assigné par les paradigmes.

Ce court-métrage prend des risques aux frontières du récit documentaire, nous amenant au cœur des questions que pose le cinéma : Qu’est-ce que les images ? Où appartiennent-elles ? Qu’est-ce qui est considéré comme vrai ? Sans fournir de réponse définitive, le film nous propose ce jeu fictionnel et fantastique où la vérité peut aussi être inventée pour créer de nouvelles réalités, de nouveaux regards, de nouvelles questions et ainsi, de nouvelles manières d’habiter le passé et le présent.