PACCPA8 Suspensión

Exspectantia Resurrectionem

Écrit par Chris Gude

Traduction par Vincent Patouillard

Octobre 2020

[En attendant la résurrection]

L’histoire des infrastructures et, en partie, de la gloire humaine est l’histoire de la lutte contre les forces de l’eau et de la gravité. Suspensión, le film du géographe Simón Uribe, décrit cette lutte en racontant l’histoire d’une route, au sud de la Colombie. Le documentaire commence par des photos en noir et blanc, des images qui montrent la construction d’une voie sinueuse qui, comme un serpent, contourne des montagnes et des précipices couverts par la forêt.

Ce sont les Andes entre Pasto, une ville perchée à 2.527 mètres d’altitude et Mocoa, cité du piedmont à 604 mètres, capitale du département du Putumayo et porte de la plaine amazonienne. Les premières photos montrent un chemin muletier construit par des missionnaires capucins entre 1909 et 1911, avec en moyenne 1400 ouvriers par jour. Les images qui suivent montrent la construction de la route actuelle, faite sur un autre tracé et connue aujourd’hui comme « Le Tremplin de la Mort ». Un projet mis en œuvre en 1932 à cause de la guerre avec le Pérou, pour élargir l’accès au territoire limitrophe à ce pays, et achevé en 1944. Cette route compte en moyenne dix-huit virages par kilomètre selon Guillermo Guerrero Urrutia, un ingénieur des ponts et chaussées de Mocoa qui nous sert de guide dans plusieurs parties du film. « Une folie émotionnelle et politique », dit-il.

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Il y a quelques années, un nouveau projet pour une déviation moins dangereuse et plus moderne suivait la route des Capucins. La caméra de Simón Uribe se focalise sur de petites équipes qui élargissent le vieux sentier à la machette, à la pioche et au marteau. Dans une relation élémentaire avec la montagne, ils martèlent les morceaux de roche des parois de la montagne pour combler les ravins. Ils utilisent la matière terre pour donner forme à un chemin plus large, prélude à l’utilisation finale du béton, la pierre malléable de la modernité et qui sera l’un des protagonistes du film.

Son ingrédient essentiel est le ciment. Matériau normalement fabriqué à partir de chaux et d’argile chauffés avec d’autres substances, qui est pulvérisé avec du plâtre et emballé dans des sacs en papier fort. Ensuite, il faut des masques pour ouvrir les sacs et mélanger la fine poudre à de l’eau et du gravier. Un travail sous la pluie de la sierra que décrit Suspensión avec des détails sensoriels. L’eau du mélange ne s’évapore pas mais génère, avec les éléments secs, une série de réactions chimiques d’hydratation qui les font se lier, se solidifier et durcir.

La première utilisation importante et révolutionnaire du béton remonte à l’époque romaine. Pour obtenir le précieux liant, on utilisait de la chaux et des cendres volcaniques prélevées sur le Vésuve. Ce que les Romains n’ont pas utilisé, c’est le ferraillage, cet autre matériau de la modernité qui donne forme et support aux constructions. Le béton qu’on voit dans le film est utilisé en conjonction avec le fer de deux façons : pour contenir et pour suspendre. D’une part, les murs de béton armés contiennent les pentes instables des montagnes, la gravité et l’eau qui provoquent les glissements de terrain et les avalanches. D’autre part, le béton armé est utilisé pour suspendre la route au-dessus des ravins et des torrents, sur des ponts.

Dans la nature, la terre se mêle à l’eau pour tout dévaster. Les résultats de cette combinaison sont illustrés dans Suspensión de manière émouvante par des images et des histoires sur les inondations de Mocoa et les glissements de terrain au « Tremplin de la Mort ». Pourtant, le béton réunit les éléments terre et eau dans un processus chimique pour contenir et supporter les inondations et les glissements de terrain causés par ces deux éléments de la nature.

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Suspensión relate cette dynamique élémentaire, en se recentrant sur l’un des ponts en construction le long du nouveau tracé de la route Pasto-Mocoa. Un pont qui prend la forme d’une courbe délicate et qui, vu d’en haut, ressemble à un sourire de béton sur la jungle. Ce que l’on voit dans l’aménagement de ce tronçon de route, c’est la pénibilité du travail de construction avec du fer et du béton et la rapidité avec laquelle ces éléments se transforment quand on les abandonne. Lorsque les travaux s’arrêtent par manque de crédits, la rouille des tiges corrodées par l’eau commence à laisser des traces. Les sédiments pénètrent dans les recoins les plus inattendus du pont et des murs qui ouvrent l’accès à la structure suspendue. Les fougères fleurissent, les lianes s’enroulent et les mousses et lichens se répandent comme au troisième jour de la création. Même le bétail divague sur le pont à la recherche de fourrage et ça devient rapidement le gîte d’autres animaux. L’architecture des toiles d’araignée qui sous-tendent la structure nous rappelle la fragilité du rigide et l’illusion de la durée.

Car tout a besoin d’entretien et il existe des exemples de structures complexes en béton qui se sont maintenues pendant de nombreuses années. Le plus grand dôme en béton non armé est le Panthéon de Rome, dont la structure a été construite approximativement entre  118 et 125. Il est toujours en bon état en raison de son usage ininterrompu : du panthéon païen à la basilique catholique en passant par une longue série de pillages et de rénovations. Cette structure prouve, semble-il, que seule une transformation continue peut perdurer, tel le ouroboros, symbole iconographique de l’Égypte ancienne, qui a été adopté au fil des siècles par diverses pensées hermétiques, y compris à l’époque romaine : c’est l’image d’un serpent qui se mord la queue, se détruit et se génère dans un cycle éternel de vie, de mort et de renaissance.

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L’empereur romain Marc-Aurèle, qui a régné de 161 à  180, a lui aussi reconnu la qualité fluctuante de l’univers : comme une rivière qui s’emplit et se vide, toute chose nécessairement périt ou subit des changements. Je me permets de citer ici longuement une page de ses Pensées pour moi-même :

Livre II § XVII. — Le temps de la vie de l’homme, un instant ; sa substance, fluente ; ses sensations, indistinctes ; l’assemblage de tout son corps, une facile décomposition ; son âme, un tourbillon ; son destin, difficilement conjecturable ; sa renommée, une vague opinion. Pour le dire en un mot, tout ce qui est de son corps est eau courante ; tout ce qui est de son âme, songe et fumée. Sa vie est une guerre, un séjour sur une terre étrangère ; sa renommée posthume, un oubli. Qu’est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose : la philosophie. Et la philosophie consiste en ceci : à veiller à ce que le génie qui est en nous reste sans outrage et sans dommage, et soit au-dessus des plaisirs et des peines ; à ce qu’il ne fasse rien au hasard, ni par mensonge ni par faux-semblant ; à ce qu’il ne s’attache point à ce que les autres font ou ne font pas. Et, en outre, à accepter ce qui arrive et ce qui lui est dévolu, comme venant de là même d’où lui-même est venu. Et surtout, à attendre la mort avec une âme sereine, sans y voir autre chose que la dissolution des éléments dont est composé chaque être vivant. Si donc pour ces éléments eux-mêmes, il n’y a rien de redoutable à ce que chacun se transforme continuellement en un autre, pourquoi craindrait-on la transformation de leur ensemble et sa dissolution ? C’est selon la nature et rien n’est mal de ce qui se fait selon la nature. [Traduction de Mario Meunier – Paris, 1992.]

Le stoïcisme de Marc-Aurèle tente d’étudier la nature et l’activité humaine en son sein. Comme le font les paysans aux abords de la déviation en construction : ils préfèrent porter leur regard sur leurs vaches et leurs mules, sur la nature et ses cycles, que prêter attention au progrès technologique en suspension, la modernité qui ne se matérialise jamais, le pont vers l’avenir qui se construit mais ne s’achève pas, la bureaucratie étatique qui ne respecte rien. Pour les habitants des limbes entre l’Amazonie et les Andes, il faut continuer à vivre un présent qui avance peu vers l’avenir. 

Il y a plus de cent ans, les richesses du caoutchouc s’échangeaient contre des marchandises en provenance d’Europe ou des États-Unis. Dans les années soixante, Texaco construisit l’oléoduc transandin pour acheminer le pétrole brut du département jusqu’à Tumaco, un port sur le Pacifique. Il y a toujours eu des infrastructures pour extraire, mais rien pour indemniser la dignité du territoire de manière productive.

L’Empire romain était fait de pierre et de mortier, un concept de pénétration territoriale basée sur la splendeur de son infrastructure, sur la circulation des biens et l’accessibilité des marchés. Mais les ponts et les aqueducs du fin fond de son vaste empire cachaient une fragilité très bien comprise par Marc-Aurèle alors qu’il menait ses armées sur les bords du Danube contre les menaces constantes des tribus germaniques et où il mourut en écrivant ses Pensées.

Le Royaume d’Espagne fut le premier empire occidental à surpasser Rome en termes de territoires, avec ses possessions dans le Nouveau Monde. Mais, à la fin du XVIIIème siècle, l’acharnement mercantile et extractif des Espagnols laissa les colonies dans un déclin généralisé. Les routes étaient dans un état épouvantable et les communications entre les provinces étaient mauvaises, en partie pour maintenir un contrôle centralisé avec peu de commerce intérieur. Ce fut notamment le cas sous la vice-royauté de la Nouvelle-Grenade (aujourd’hui la Colombie), considérée comme la région ayant les pires routes des Indes. Les sentiers indigènes de la contrée avaient toujours maintenu un flux de circulation de marchandises comme le sel, l’or et le coton, mais ces chemins sont devenus des bourbiers sous les sabots des inestimables chevaux utilisés par les Espagnols. C’est pourquoi, à la fin du XIXème siècle, les porteurs indigènes (silleros)[*] sont réapparus comme transport terrestre, notamment dans le sud du pays, sur les routes qui traversent la cordillère d’est en ouest (et vice versa).

À la fin du XIXème siècle et au début du XXème, le gouvernement colombien invita les Capucins catalans à établir des missions dans plusieurs régions isolées du pays. L’évêque de Pasto organisa l’arrivée des Capucins en 1893 pour assurer une présence dans la zone du Putumayo, une région frontalière où les barons du caoutchouc entretenaient une spirale de violence transfrontalière. À cette époque, les silleros indigènes étaient encore utilisés et ce sont eux qui transportèrent les premiers pères capucins de Pasto à la plaine amazonienne et rapportèrent dans cette ville des teintures pour son industrie textile et des vernis pour celle du meuble.

Au fil des ans, les Capucins ont ouvert un chemin muletier de Pasto à Mocoa, qui traverse ensuite la plaine et rejoint Puerto Asís sur les rives de la rivière Putumayo. Par cette tête de pont en Amazonie, ils accédaient au commerce des « saigneurs » de caoutchouc et à leurs approvisionnements. C’était une route à but économique, religieux et patriotique reliant la « Colombie civilisée » à la « Colombie sauvage », la Colombie de la sierra à celle de la jungle, unies par des relations productives et commerciales. Dans le même temps, elle conduisait à une voie d’eau navigable, puis à l’Amazone, à l’Atlantique, à l’Europe, Rome, Athènes, Jérusalem.

Avant la route des Capucins, les sentiers à pied étaient plus rectilignes, montant et descendant les montagnes plus verticalement. Les Capucins, en concevant la route pour chevaux, ont construit une piste qui serpente à travers les montagnes, suggérant que les chemins de la rédemption ne sont pas droits, mais sinueux. La forme du pont moderne et courbe de Suspensión, construit au-dessus de l’ancienne route des Capucins, est la continuation de cette articulation toujours plus sinueuse de la rédemption. Mais l’ambition de la nouvelle déviation, avec ses tunnels et ses ponts, suit toujours le parcours divin de descente et d’ascension pour racheter tous ceux qui ont été ensevelis par le « Tremplin de la Mort »; accomplissant un chemin parallèle au Descensus Christi ad Inferos. [**]

La volonté d’imprégner les trajets d’une signification morale ou rédemptrice a également influencé les premiers jours de la colonisation du territoire colombien, en particulier la fondation de sa capitale dans l’altiplano froid, fertile et bucolique de Cundinamarca. Cette ascension et cette conquête ont été menées par Gonzalo Jiménez de Quesada. Un fait d’arme de plus de dix mois, 2.644 mètres de dénivelé et plus de 600 hommes tués. Quesada fonda Santa Fe de Bogotá en 1539, avant que l’un de ses rivaux pour le poste de gouverneur de la Nouvelle-Grenade, Sebastián de Belalcázar, n’arrive du sud. Quelques jours avant que j’écrive ce texte, sa statue a été renversée par des manifestants dans la ville de Popayán. L’ombre de la conquête en Colombie s’attarde donc aujourd’hui autant dans ses rues que dans son cinéma.

Si Quesada a réussi à escalader l’intimidante cordillère orientale de la Colombie jusqu’à la savane de Bogotá, il n’a pas pu gravir les pentes de la bureaucratie royale. Après plusieurs demandes infructueuses de reconnaissance de son commandement de la juridiction, Quesada entreprend en 1569 un voyage dans les plaines à l’est de l’altiplano de Bogotá, à la recherche de l’Eldorado. Son exploit de trois ans sur la rivière Guaviare vers l’Orénoque est l’un des plus notables échecs parmi les tentatives de trouver le cœur doré du continent. Hernán Pérez, le frère de Quesada, avait déjà monté une expédition en 1541 à la recherche de la ville fabuleuse et fut le premier Européen à atteindre les territoires des départements actuels du Caquetá et du Putumayo. Son expédition s’est terminée en remontant les Andes par Mocoa jusqu’à Pasto, parcours similaire à celui dont je parle dans ce texte.

Ruiné et désillusionné par les intrigues et la corruption de la politique coloniale, Gonzalo Jiménez de Quesada se retire dans la ville provinciale de Mariquita pour se soigner de la lèpre et passer ses derniers jours dans l’austérité, loin du luxe et de la gloire que lui aurait apportés la découverte de l’Eldorado. Mais il semble avoir accepté son sort, reconnaissant combien la gloire terrestre est vide et inutile. Pour tout geste d’adieu, il a encadré sa tombe sans nom des simples mots Expecto Resurrectionem Mortuorum[***]. Il est mort en ayant compris que le cycle de la vie et de la mort de la nature ne peut être surmonté par la gloire et la grandeur. Seule la résurrection des morts prévue par la croix peut sortir l’âme du cycle de la matière.

Comme nous l’avons lu dans la longue citation de Marc-Aurèle, les sentiments sur la vanité des vanités qui résonnent dans son stoïcisme sont les mêmes que dans l’Ecclésiaste. Dans ses Pensées, il insiste encore et encore sur l’insignifiance de la vie de chacun, la petitesse du recoin où il habite, la brièveté de sa durée sur terre et l’inutilité de la célébrité. Mais malgré les similitudes de sa sensibilité et de sa pensée avec les traditions judéo-chrétiennes, l’empereur n’a pas cessé de persécuter les chrétiens ni de marteler les différences dans leurs ontologies. Le matérialisme classique des stoïciens insistait sur le fait que l’âme était aussi une substance, qu’une âme désincarnée ne pouvait pas diriger un corps matériel. Ce « songe » et cette « fumée » se transforment en d’autres parties de l’univers, dans les cycles infinis de la nature. Dans leur conception cosmologique, ni le corps ni l’âme n’ont émergé du non-être, et ils ne finiront pas dans le non-être. L’aspiration des chrétiens à se séparer de leur corps, estimait Marc Aurèle, ne trouve pas son origine dans une réflexion sur la matière et sa forme, mais est le produit d’une opposition obstinée à la matière et d’une volonté tragique et théâtrale.

Mais la question qui se pose va au-delà des oppositions entre la matière et le numineux au coeur de l’homme. Car même la nature n’est pas en harmonie avec elle-même, comme le rappellent les images des cicatrices laissées dans le paysage par les avalanches et les inondations, dans le film de Simón Uribe. Ces marques sur les paysages naturel et urbain nous laissent avec une préoccupation plus tangible, mais non moins métaphysique : quels sont les piliers qui nous maintiennent suspendus, nous et notre société, alors que le monde s’effondre ? Quelle grâce nous sauvera de la terre instable qui tremble et s’effondre sur la route d’un avenir libéré ?

[*]Le sillero porte sur son dos une chaise (silla) en bois sur laquelle s’assoit le voyageur. NdT
[**]à la Descente aux Enfers. NdT
[***]J’attends la Résurrection des Morts

Chris Gude cinéaste, diplômé en anthropologie et en géographie au Middlebury College.