Dans ce premier long-métrage, le réalisateur colombien, qui vit en Belgique, revient en Colombie avec le projet d’enquêter sur les nombreux suicides qui s’y produisent. Mais sa recherche est aussi une quête personnelle sur ses origines, qui prend la forme d’un journal intime.
Les nuages bas filent en écharpe au-dessus d’un paysage détrempé. Dès les premières images, le spectateur comprend que ce coin d’Amazonie colombienne, dans le département du Vaupés au sud-est du pays, n’a rien d’une Amazonie fantasmée par les touristes. Ici, point de couleur, zéro aspérité, rien de fantastique, la vie s’écoule comme un long ruban monotone, semble-t-il. Ce n’est pas l’aventure que la caméra vient chercher ici, mais le réel, comme l’indique le choix du noir et blanc, qui n’est pas sans évoquer de vieux films ethnographiques des années 1950-1960.
Chausse-trappe de l’Indien blanc
Le réel, mais pas seulement. Sergio Guataquira Sarmiento aborde ce voyage, débarquant de la lointaine Belgique où il vit, sous le prétexte d’une enquête sur une épidémie de suicides dans les communautés indiennes de la forêt. Les chiffres sont alarmants, et la presse colombienne se fait régulièrement l’écho d’un taux de suicides anormalement élevé, surtout chez les jeunes de 19 à 26 ans, dans ce département pauvre et isolé du Vaupés.
Nous apprenons néanmoins que Sergio Guataquira Sarmiento est lui-même d’origine amérindienne, issu d’une ethnie colombienne quasi disparue. Lui qui désormais vit en Occident est taraudé par ces racines qui, jadis, l’ont embarrassé. Quelle réponse à son propre questionnement est-il venu débusquer ici, où les “sauvages ne ressentent rien“, comme le disent les Blancs, où “être un Indien est un fardeau, une honte“, comme il l’a lui-même ressenti dans son enfance ? Très vite, le film devient une équation à plusieurs inconnues, où la quête identitaire lance profondément ses filets dans les eaux brumeuses des âmes, celle du réalisateur et celles des individus de la communauté qui l’accueille, ses semblables si étrangers.
“Tu n’es pas d’ici, tu ne regardes pas le fleuve comme les autres“, lui lance un Indien kakua qui deviendra son mentor dans le village de la forêt qui l’accueille. Cette entrée en matière en dit long sur le statut du cinéaste aux yeux de la communauté : son origine amérindienne a disparu avec la vie là-bas, en Europe, et il est désigné comme Blanc…
Un long voyage vers l’amour absent
Alors que se déroulent dans le village les scènes d’une vie quotidienne fruste voire famélique, où le salut de chacun ne dépend que du travail accompli et des compétences utiles à la survie, le réalisateur ne peut que patienter pour apprendre, et révèle son impuissance : “tout ce que j’ai à offrir de ma vie occidentale n’a aucune valeur ici“. Ce n’est qu’à force de se dépouiller, comme tout bon anthropologue, de ses réflexes culturels, et à force d’oublier sa mission première que Sergio Guataquira Sarmiento pourra enfin entrer en résonance avec ses hôtes.
L’amour, à pas prudents, tient une place centrale dans le film. Il est en filigrane le socle à partir duquel le cinéaste entend déconstruire les préjugés sur l’absence supposée de sentiments dans la culture indienne locale. Pour détricoter cette représentation, il faudra montrer qu’en dépit des mots qui n’existent pas, on meurt d’amour, ou plutôt de désamour, dans cette contrée.
Le réalisateur met peut-être ainsi le doigt sur une explication des suicides autre que celle de l’excès d’un alcool qui rend fou. Abandonnés par les autorités, victimes de violences lors du conflit armé, humiliés encore et toujours (comme dans une scène sordide de “cadeaux du gouvernement“), ces peuples sont de surcroît happés par un monde extérieur qui ne leur ressemble pas mais les dévore. Ils “jonglent entre deux mondes sans appartenir à l’un ou à l’autre“, souligne le cinéaste. Ils ont oublié bonne part de leur histoire, de leur langue, du récit des ancêtres. Et le vide qui en découle est si vertigineux, l’avenir si impalpable et effrayant, la dignité si bafouée que, peut-être, seule la mort est une option.
*Journaliste pendant 25 ans au sein du magazine Courrier international, elle collabore également avec d’autres titres pour la réalisation de reportages ou d’articles, notamment dans les domaines du développement social, de l’économie solidaire, ainsi que sur les zones géographiques de l’Afrique et de l’Amérique latine.